Autoportrait de l'homme au repos : L'écrivain

 

Mon métier consiste à remplir les pages du haut jusqu'en bas. À les remplir le mieux possible. C'est un métier d'homme. D'abord parce que lorsqu'il est en haut de la page, l'homme a envie de descendre jusqu'en bas. Ensuite parce que lorsqu'il y a plusieurs hommes en haut de la page, ils veulent tous la descendre mieux les uns que les autres.

C'est un métier humain.

Je suis écrivain.

Il y a eu Homère, il y a eu Victor Hugo, il y a eu Marcel Proust, il y a eu Raymond Queneau, il y a eu les écrivains américains et maintenant il y a moi. Je suis cette année lauréat du Prix du roman d'amour, et le prochain Goncourt, je 1'aurai.

Je suis l'homme le plus équilibré de la salle, le plus calme, le plus concentré, et mon métier consiste à fabriquer du déséquilibre.

Tous les grands écrivains fabriquent du déséquilibre.

Écrire mieux, c'est d'abord écrire autrement. De manière à semer l'inquiétude et le doute.

Faire peur. Écrire d'une manière que les autres soient persuadés que vous ne tiendrez pas la distance, jusqu'à ce qu'une génération entière écrive comme vous.

Dans une vie d'écrivain, on ne peut inventer qu'un style génial et un seul.

Les Américains sont arrivés sur le marché avec leurs phrases courtes et cinématographiques, épurées au point de paraître simplistes, et deux saisons plus tard, les cinquante meilleurs écrivains écrivaient comme eux.

Maintenant, il y a moi.

Être un grand écrivain est un état qui exige un don absolu de soi-même et une concentration totale. J'écris à plein-temps. J'écris en remplissant ma liste de courses pour le Picard Surgelé. Pour mieux écrire, je m'entraîne à écrire sans a lettre e, sans adjectif, parfois sans verbe. Je souris au réparateur d'imprimantes et au vendeur de papier parce qu'ils m'aident à écrire.

Prenez deux hommes à égalité d'encre et de matériel, sur la même feuille lanche, mettez-les à côté l'un de l'autre et c'est toujours moi qui écris le mieux. La contrainte du prisonnier qui organise la page en lignes économes, je la fais mille fois par semaine. Le sonnet alexandrin à rimes embrassées, celui qu'on prend avec la tête farcie, je la fais chaque soir avant de me coucher. Je sais tous les clichés littéraires des romans de gare, et lorsque je les lis, je les vois passer au ralenti.

Je me prépare aussi pour ces textes mous et indécis que les hasards des commandes des éditeurs nous imposent. Les livres plats et introspectifs, qui permettent à une Christine Angot, la rédactrice de cartes postales, de passer pour un écrivain.

Tout compte dans votre carrière.

Un jour, l'essentiel devient le passé simple. C'est le passé simple qui fait le Renaudot. Vous avez réécrit trois fois le premier chapitre, vous avez mis en exergue un extrait d'Emile Ajar, vous avez remplacé un « alors » pour un « soudain », vous avez écrit toute la nuit, manipulé la synecdoque et la métonymie, et vous avez perdu pour deux lignes parce que dans ce passage où vous évoquez votre premier émoi amoureux, vous vous êtes demandé s'il fallait le raconter ou non au passé simple.

Quand je dors, je travaille, quand je mange, je travaille. Je dessine mes tropes, je modèle mes oxymores. Mon rythme et mes ellipses sont intraitables, je porte sans cesse sur mon pouce la trace de la barre d'espace.

Lorsque le ding du Macintosh me propulse en haut du « Document sans titre », il libère des tonnes de travail. Après, il reste un écrivain sur la page qui n'a plus ni yeux, ni tête, ni jambes, et qui écrit pour arriver à la fin de la page mieux que les autres hommes.

C'est la règle.

Et puis, il y a le moment qui arrive forcément dans une vie, le seul moment de vrai repos, de repos absolu. Le repos de l'écrivain.

Vous avez passé le premier paragraphe et le « Ça a commencé comme ça » à fond, vous rentrez dans l'analogie brillante, et vous introduisez dans votre narration cette minuscule facilité langagière, cette petite faute stupide (qui n'est pas d'inattention puisque les écrivains ignorent l'inattention) qui vous tire quelques centimètres en dehors de la langue idéale. Et là, c'est le repos, le repos immense. Vous avez déjà perdu le balancement de la phrase, l'élégance de la prosodie, plus rien n'a d'importance, vous n'êtes plus un écrivain, votre écriture se relâche. votre esprit se libère, vous savez que vous allez écrire n'importe quoi. »