Autoportrait du descendeur

Autoportrait de l'homme au repos : Le descendeur

Mon métier consiste à descendre du haut de la montagne jusqu'en bas. À descendre le plus vite possible. C'est un métier d'homme. D'abord parce que lorsqu'il est en haut l'homme a envie de descendre en bas le plus vite possible, ensuite parce que lorsqu'il y a plusieurs hommes en haut ils veulent tous descendre plus vite les uns que les autres.

Un métier humain
Je suis descendeur

Il y a eu Toni Sailer, il y a eu Jean Vuarnet, il y a eu Jean-Claude Killy, il y a eu Franz Klammer, il y a eu les Canadiens et, maintenant il y a moi. Je serai cette année champion du monde et aux prochains jeux olympiques j’aurai la médaille d'or

Je suis l'homme le plus équilibré de la montagne, le plus calme, le plus concentré, et mon travail consiste à fabriquer du déséquilibre.

Tous les grands descendeurs fabriquent du déséquilibre.

Descendre plus vite c'est d'abord descendre autrement ; de façon à semer l’inquiétude et le doute. Faire peur. Skier de telle manière que les autres soient persuadés que vous ne tiendrez pas sur vos pattes, jusqu'à ce qu'une génération entière skie comme vous.

Dans une vie de descendeur on ne peut inventer qu'un déséquilibre génial et un seul.

Les Canadiens sont arrivés sur le cirque avec la réputation de « crazy canaks » deux saisons plus tard les cinquante top-descendeurs du circuit glissaient comme eux.

Maintenant il y a moi.

Être un grand descendeur est un état qui exige un don absolu de soi-même et une concentration totale. Je glisse à temps plein. Je glisse en montant les cols sur mon vélo en plein été. Je vis avec un sac de sable de cinquante kilos sur les épaules pour mieux glisser. Je souris au masseur et au skiman parce que je sais qu’ils m’aident à glisser. Je casse la tête de mon entraîneur qui est nul parce que je sais que cela m’aidera à glisser.
Prenez deux hommes à égalité de poids et de matériel, sur la même piste, mettez-les à côté l’un de l’autre et c’est toujours moi qui glisse le plus vite.

L’op-traken qui commande le premier schuss de la Streif à Kitzbühel, je le fais mille fois par semaine. Les bosses de la fin de Wengen, celle que l’on prend avec les jambes plomb je les fais chaque soir avant de me coucher. Je sais toutes les pistes du cirque au centimètre et à cent quarante à l’heure, je les vois passer au ralenti.

Je me prépare aussi pour ces pistes molles et indécises que les hasards d'attribution des jeux olympiques nous imposent. Les pistes tordues qui permettent à un Léonard Stock, le slalomeur, de devenir un champion de descente.

Tout compte dans votre carrière.

Un jour, l'essentiel devient la position de votre petit doigt de pied. C'est le doigt de pied qui fait la médaille. Vous avez raboté la semelle de la chaussure, vous avez changé quatorze fois le chausson intérieur, vous êtes mis en colère et vous avez perdu pour deux centièmes aux Houches sur la O.K. parce qu’en entrant dans le schuss à Battendier vous vous êtes demandé dans quelle position exacte était votre doigt de pied.

Quand je dors, je travaille, en mangeant je travaille. Je dessine mes trajectoires, je modèle mes appuis. Mes cuisses et mon dos sont intraitables, je porte sans cesse sur le menton la marque de la jugulaire du casque.

Lorsque le starter me libère sur la rampe de départ, il libère des tonnes de travail. Après, il reste un descendeur sur la piste qui a plus ni yeux, ni tête, ni jambe et qui glisse pour arriver en bas de la montagne plus vite que les autres hommes.

C'est la règle.

Et puis il y a le moment qui arrive forcément dans une vie, le seul moment de vrai repos, de repos absolu. Le repos du descendeur.

Vous avez passé le grand gauche et le grand droit à fond, vous entrez dans le dévers et vous faites cette minuscule erreur de trajectoire, cette petite faute stupide (qui n'est pas d'inattention puisque les descendeurs ignorent l'inattention) qui vous tire quelques centimètres en dehors de la ligne idéale. Et la, c'est le vrai repos, le repos immense. Vous avez déjà perdu vingt centièmes puis très vite un dixième et la course. Plus rien n'a d'importance, vous n'êtes plus un descendeur, vos muscles se relâchent, votre esprit se libère, vous savez que vous allez vous casser la gueule.