Tipi OuLiPoPo

Exercice de transgression des interdits

appliqué au règlement intérieur de la BPI

Francis Debyser

Préambule :

Les lois, règlements, chartes, codes de la route, et autres documents normatifs énoncent habituellement un certain nombre de devoirs et d'interdictions : ce que l'on doit faire, par exemple " Tes père et mère honoreras ", et ce que l'on doit ne pas faire : " Tu ne tueras point ". On sait que dans une société totalitaire bien organisée, tout ce qui n'est pas interdit est obligatoire, et tout ce qui n'est pas obligatoire est interdit. Fort heureusement à côté des devoirs il y a les droits et l'article 5 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 précise :
" Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas "
En d'autres termes il est interdit d'interdire… ce qui n'est pas interdit. La Déclaration des droits de l'homme complète le carré sémiotique en y ajoutant les non interdiction (ne pas devoir ne pas faire) et les non obligation (ne pas devoir faire). C'est ainsi qu'à propos du passage à l'euro, la Caisse d'Épargne informe ses clients que jusqu'au 31 décembre 2001, " la règle du ni, ni (ni obligation ni interdiction) prévaut. En clair, chacun est libre d'utiliser l'euro, s'il le souhaite, mais personne ne peut le contraindre à le faire. "
Le règlement intérieur de la BPI a une particularité : il ne propose que des interdictions ; de ce fait il ne peut que susciter l'intérêt de l'OULIPOPO qui, par vocation, s'intéresse à la transgression qu'est le crime, et à ce qu'on pourrait donc appeler la " délictuologie potentielle ", c'est-à-dire à toutes les possibilités de transgresser les interdits.
Nous proposons donc comme exercice oulipopien de reprendre les quinze interdits proposés et de voir si un contrevenant imaginatif pourrait les détourner et les subvertir sans risquer une plainte auprès du Procureur de la république ; La méthode suggérée est de proposer pour chaque item un comportement comparable à celui qui est stigmatisé, voire même apparemment contraire (mais non contradictoire), tout aussi répréhensible et condamnable du point de vue du conservateur de la BPI, mais que l'application stricte du règlement ne permettrait pas de sanctionner.
Un exemple de détournement d'interdit est souvent pratiqué par les automobilistes qui souhaitent s'engager à contresens dans une rue à sens unique : ils s'y engagent en marche arrière à reculons.
Un autre exemple connu est la " grève du zèle ", sorte de service maximum garanti utilisable en cas d'interdiction du droit de grève.


F.D. Pompidolium Pataphysicum, 10 mai 1999

LECTOR IN REGULA


L'attention des services de surveillance de la BPI a été attirée par le comportement de L. dont on se demande s'il est compatible avec le règlement intérieur de la bibliothèque.
Il résulte en effet de l'enquête, que L, lecteur assidu, " rat de bibliothèque " aux dires de certains, et qui se présente lui-même comme " le lecteur idéal ", a pour habitude :

> d'apporter à la BPI et d'y laisser, dit-il, pour en compléter le fonds, sur les rayonnages des ouvrages divers, éditions originales, ouvrages d'art, mais aussi, pense-t-on, revues pornographiques dans la bibliothèque enfantine, textes révisionnistes dans les rayons d'histoire contemporaine ;
> de se préparer, dans l'enceinte de la BPI, des repas chauds à l'aide d'un camping gaz : omelettes, pâtes alimentaires, café, qu'il va consommer à l'extérieur de l'enceinte de la bibliothèque, sur les escaliers extérieurs.
> de mastiquer en abondance du tabac à chiquer et de cracher systématiquement ses chiques dans sa corbeille à papier ; il recueille en revanche systématiquement le contenu des autres corbeilles dans de grands sacs poubelles qu'il a apportés pliés : il paraîtrait que L. rédige actuellement un doctorat de sociologie sur le thème `les poubelles de la culture " et que le contenu de ces corbeilles constitue l'essentiel de son corpus ;
> de poser sur sa table de lecture, afin, dit-il, de ne pas s'endormir un réveil qui sonne toutes les cinq minutes ;
> de coller ou de fixer contre les parois les documents qu'il consulte ;
> sous prétexte de se concentrer, de lire les ouvrages qu'il emprunte assis en tailleur ou agenouillé sous les tables, ou au contraire debout sur celles-ci pour la lecture de textes métaphysique ou de poésie lyrique ;
> de remplir à ras bord de détritus sa corbeille à papier (expectoration de ses chiques, linges souillés, débris alimentaires divers),
> de dessiner systématiquement les portraits des lecteurs et des gardiens ;
> de communiquer avec de grandes gesticulations en langage des signes avec les lecteurs malentendants de la B.P.I. ;
> de procéder régulièrement à des dons en argent au personnel de service occupant des emplois faiblement rémunérés (CDD, CES, emplois jeunes etc.) ;
> d'exiger des autres lecteurs qui se trouvent à côté de lui d'enlever tout signe ou toute marque susceptibles d'indiquer une confession religieuse ou de faire de la publicité : croix, kippas, foulards, etc. mais aussi logos de marques vestimentaires (Adidas, Nike etc.) ; lui-même est habituellement habillé de T-shirts et de parkas dans lesquels il a pratiqué de grands trous pour en enlever les marques.
> de procéder systématiquement au nettoyage et parfois au vernissage et à la peinture des meubles, tables et rayonnages qu'il utilise ; il annote également certains ouvrages avec une calligraphie minutieuse, par exemple le Petit Larousse Illustré où il a rétabli, à l'aide d'autocollants, dans les éditions récentes l'entrée Protagoras que l'éditeur a remplacé par Alain Prost ;
> détestant les courses et bousculades, de se tenir de longs moments immobile dans les couloirs et les escaliers, notamment aux heures d'affluence.

En outre le personnel de surveillance s'est aperçu que L. : accède habituellement à la bibliothèque en pénétrant dans la salle de lecture par les services intérieurs auxquels il a accès ayant été plusieurs mois employé de l'établissement.

Précisons que l'identification de L. a pu être menée à bien grâce au " profileur " des services de sécurité de la BPI, qui avait suggéré que L. devait être un enfant de bibliothécaire ayant eu une enfance malheureuse ; ce qui était le cas de L. traumatisé et devenu psychopathe léger à la suite de son éducation par un père psychorigide, conservateur de la bibliothèque de l'École de Guerre.

Une autre hypothèse, mais qui a été écartée, était que L. agissait par vengeance, à l'égard de la BPI où l'on n'avait pas renouvelé son contrat ; cette explication est sans fondement et L., à l'issue de l'enquête, n'a été l'objet d'aucune sanction car il n'a en aucune manière enfreint le règlement de la BPI ; il vient d'ailleurs d'obtenir une affectation à la Bibliothèque de France où ses supérieurs hiérarchiques assurent qu'il donne toute satisfaction. Il a même été consulté par ceux-ci afin d'en établir le règlement intérieur.